dimanche 28 décembre 2014

Légende de Branche d'Or

                                                (Version vidéo)


Ho ho ho, nouveau conte de noël pour la route! Il serait vrai, c'est pourquoi je l'affectionne, mais il est surtout une magistrale preuve de ce fameux "Esprit de Noël" qui peut toucher même les esprits endurcis et incroyants.  Les soldats héros de cette histoire ne seraient désignés que sous leurs pseudonymes pour la postérité et n'auraient révélé cette histoire qu'à l'époque de la Restauration pour éviter les représailles. Branche d'or, lui, restera pour toujours anonyme...


"Voici l’histoire telle qu’on me l’a contée, un soir, au bord du Couësnon, dans cette partie du pays de Fougères qui, de 1793 à 1800, fut le théâtre de l’épopée des Chouans, et où vivent toujours les souvenirs des temps de grande épouvante : c’est sous ce nom sinistre que, là-bas, on désigne la Révolution.






*

Par une nuit de l’hiver de 1795, une escouade de soldats de la République suivait la traverse qui, longeant la lisière de la forêt de Fougères, communique de la route de Mortain à celle d’Avranches. L’air était vif, mais presque tiède, quoiqu’on fût à l’époque des nuits les plus longues de l’année ; çà et là, derrière les haies dénudées, de larges plaques de neige, restées dans les sillons, mettaient dans l’ombre de grands carrés de lumière.

Les patriotes marchaient, les cadenettes pendantes sous le bicorne de travers, l’habit bleu croisé de baudriers larges, la lourde giberne battant les reins, le pantalon de grosse toile à raies rouges rentré dans les guêtres. Ils allaient, le dos voûté, l’air ennuyé et las, courbés sous le poids de leur énorme bissac et du lourd fusil à pierre qu’ils portaient sur l’épaule, emmenant un paysan, qui, vers le soir, en embuscade dans les ajoncs, avait déchargé son fusil sur la petite troupe : sa balle avait traversé le chapeau du sergent et, par ricochet, cassé la pipe que fumait un des soldats. Aussitôt poursuivi, traqué, acculé contre un talus, l’homme avait été pris et désarmé : les bleus le conduisaient à Fougerolles, où se trouvait la brigade.

Le paysan était vêtu, en manière de manteau, d’une grande peau de chèvre qui, ouverte sur la poitrine, laissait voir une petite veste bretonne et un gilet à gros boutons. Il avait aux pieds des sabots et sa tête était couverte d’un grossier chapeau de feutre à larges bords et à longs rubans, posé sur un bonnet de laine. Les cheveux flottaient sur son cou. Il suivait, les mains liées, l’air impassible et dur ; ses petits yeux clairs fouillaient à la dérobée les haies qui bordaient le chemin et les sentiers tortueux qui s’en détachaient. Deux soldats tenaient, enroulées à leur bras, les extrémités de la corde qui lui serrait les poignets.

Lorsque les bleus et leur prisonnier eurent dépassé Tondrais et franchi à gué le ruisseau de Nanson, ils, s’engagèrent dans la forêt afin d’éviter les habitations. Au carrefour de Servilliers, le sergent commanda halte ; les hommes harassés formèrent les faisceaux, jetèrent leurs sacs sur l’herbe et, ramassant du bois mort, des ajoncs et des feuilles qu’ils entassèrent au milieu de la clairière, allumèrent du feu, tandis que deux d’entre eux liaient solidement le paysan à un arbre au moyen de la corde nouée à ses mains.
Le chouan, de ses yeux vifs et singulièrement mobiles, observait les gestes de ses gardiens : il ne tremblait pas, ne disait mot ; mais une angoisse contractait ses traits : évidemment, il estimait sa mort imminente. Son anxiété n’échappait point à l’un des bleus qui le cerclaient de cordes. C’était un adolescent chétif, à l’air goguenard et vicieux ; de ce ton particulier aux Parisiens des faubourgs et, tout en nouant les liens, il ricanait de l’émotion du prisonnier :
« T’effraie pas, bijou ; c’est pas pour tout de suite ; t’as encore au moins six heures à vivre : le temps de gagner une quine à la ci-devant loterie, si tu as le bon billet. Allons, oust, tiens-toi droit !
– Ficelle-le bien, Pierrot : il ne faut pas que ce gars-là nous brûle la politesse.
– Sois tranquille, sergent Torquatus, répondit Pierrot ; on l’amènera sans avarie au général. Tu sais, mauvais chien, continua-t-il en s’adressant au paysan qui avait repris son air impassible, il ne faut pas te faire des illusions ; tu ne dois pas t’attendre à être raccourci comme un ci-devant : la République n’est pas riche et nous manquons de guillotines ; mais tu auras ton compte en bonnes balles de plomb : six dans la tête, six dans le corps. Médite ça, mon vieux, jusqu’au matin : ça te fera une distraction.»

Sur ce, Pierrot vint s’asseoir parmi ses camarades, autour du feu, et, tirant de son sac un morceau de pain bis, il se mit à manger placidement.
Cette guerre atroce que, depuis trois ans, les troupes régulières menaient en Bretagne contre les bandes de paysans, cette lutte acharnée avec des ennemis invisibles, avait pris le caractère odieux d’une chasse à la bête fauve. Dans les deux camps, il ne restait rien de cette générosité habituelle aux soldats, ni compassion pour les prisonniers, ni pitié pour les vaincus : un homme pris était un homme mort : bleus ou chouans avaient tant des leurs à venger !
D’ailleurs il semble qu’au cours de cette épouvantable époque les hommes aient perdu tous sentiments humains ; l’habitude du sang versé, l’insécurité du lendemain, le bouleversement des mœurs, la rupture de l’endiguement social avaient fait d’eux de véritables bêtes, courageuses ou perfides, lions ou tigres, n’ayant d’autre mission et d’autre but que de tuer et de vivre.
Quand il eut fini son pain, Pierrot se mit à astiquer son fusil. Il choisit dans sa giberne une balle de calibre et, la tenant délicatement entre ses doigts :
« Hé ! mon fiston, dit-il au paysan qui, du regard, suivait tous ses mouvements, elle est pour toi, celle-là. »
Il la glissa dans le canon de son fusil, qu’il bourra d’un chiffon de papier. Tous les hommes éclatèrent de rire et chacun dit son mot, joyeux de distiller au malheureux son agonie.
« J’en ai autant à te faire digérer, criait l’un.
– Ça te fera douze boutonnières à la peau, ricanait un autre.
– Sans compter le coup de grâce que je lui enverrai par les deux oreilles, ajouta le sergent, que la colère prit tout à coup.
– Ah ! canaille de chouan, fit-il en avançant le poing, si, d’un coup, j’en pouvais tuer cent mille de ton espèce ! »
Le paysan, silencieux, demeurait calme sous cet assaut de rages. Il semblait guetter un bruit lointain que les cris et les rires des soldats l’empêchaient de percevoir. Et tout à coup, il courba la tête et parut se recueillir : du fond de la forêt montait dans l’air tranquille de la nuit le son d’une cloche que le souffle des bois apportait, clair et distinct, doucement rythmé. Presque aussitôt une seconde cloche, plus grave, se fit entendre à l’autre bout de l’horizon et bientôt après une troisième, grêle et plaintive, très loin, tinta doucement.
Les bleus, surpris, s’émurent :
« Qu’est-ce là ?  Pourquoi sonne-t-on ?... Un signal, peut-être...  Ah ! les brigands !... C’est le tocsin ! »
Tous parlaient à la fois ; quelques-uns coururent à leurs armes. Le paysan releva la tête et, les regardant de ses yeux clairs :
« C’est Noël, dit-il.
– C’est... ? Quoi ?
– Noël... On sonne la messe de minuit. »




Les soldats, en grommelant, reprirent leurs places autour du feu et le silence s’établit : Noël, la messe de minuit ; ces mots qu’ils n’avaient pas entendus depuis si longtemps les étonnaient ; il leur venait à la pensée de vagues souvenirs d’heures heureuses, de tendresse, de paix. La tête basse, ils écoutaient ces cloches qui, à tous, parlaient une langue oubliée.
Le sergent Torquatus posa sa pipe, croisa les bras et ferma les yeux de l’air d’un dilettante qui savoure une symphonie. Puis, comme s’il eût honte de cette faiblesse, il se tourna vers le prisonnier et, d’un ton très radouci :
« Tu es du pays ? demanda-t-il.
– Je suis du Coglès, pas loin.
– Il y a donc encore des curés par chez vous ?
– Les bleus ne sont pas partout. Ils n’ont pas passé le Couësnon, et par là on est libre. Tenez, c’est la cloche de Parigué qui sonne en ce moment ; l’autre, la petite, c’est celle du château de M. du Bois-Guy, et, là-bas, c’est la cloche de Montours. Si le vent donnait, on entendrait d’ici tinter la Rusarde, qui est la grosse cloche de Landéan.
– C’est bon, c’est bon, on ne t’en demande pas tant », interrompit Torquatus, un peu inquiet du silence que gardaient ses hommes.
À ce moment, de tous les points de l’horizon, s’élevaient, dans la nuit, les sonneries des villages lointains : c’était une mélodie douce, chantante, harmonieuse, que le vent enflait ou atténuait tour à tour. Et les soldats, le front baissé, écoutaient : ils pensaient à des choses auxquelles, depuis des années, ils n’avaient pas songé ; ils revoyaient l’église de leur village, toute brillante de cierges, la crèche faite de gros rochers moussus où brûlaient des veilleuses rouges et bleues ; ils entendaient monter dans leur souvenir les gais cantiques de Noël, ces airs que tant de générations ont chantés, ces naïfs refrains, vieux comme la France, où il est question de bergers, de musettes, d’étoiles, de petits enfants, et qui parlent aussi de concorde, de pardon, d’espérance. Et ces rêveries attendrissaient ces soldats farouches : de même qu’il suffit d’un verre de vin pour griser un homme depuis longtemps à jeun, ils sentaient leurs cœurs se fondre à la bonne chaleur de ces pensées douces dont ils étaient déshabitués.



Torquatus secouait la tête en homme qu’une méditation obsède.
« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il brusquement au chouan.
– Branche d’or.
– Oh ! là ! là ! quel nom ! s’exclama Pierrot, dont le rire moqueur resta sans écho.
– Silence, fit le sergent. On se nomme comme on peut. Branche d’or est un nom de guerre. J’ai bien pris celui de Torquatus, moi ! »
Les cloches au loin sonnaient toujours. Et la voix du sergent, peu à peu, se faisait douce comme s’il eût craint de rompre le charme que cette musique lointaine versait sur la nature endormie :
« Tu as une femme ? » fit-il.
Branche d’or serra les lèvres, ses sourcils s’abaissèrent sur ses yeux, son front se plissa ; il répondit par un signe de tête affirmatif.
« Et ta mère, interrogea Pierrot, elle vit encore, ta mère ? »
Le chouan ne répondit pas.
« As-tu des enfants ? » demanda un troisième.
Un gémissement sortit de la poitrine du prisonnier : à la lueur du foyer on vit des larmes rouler sur ses joues. Les soldats se regardaient, gênés, l’air honteux.
« J’vas le détacher un instant, sergent ? » insinua Pierrot, que l’émotion gagnait.
Torquatus approuva d’un geste. On délia Branche d’or, qui s’assit sur l’herbe, au pied de l’arbre, et cacha son visage dans ses mains hâlées.
« Dam ! remarqua le sergent, c’est un vilain Noël qu’ils auront là, sa femme et ses marmots, s’ils apprennent... Ah ! misère ! Quelle sale corvée que la guerre !... Dans les temps jadis, voyez-vous, mes enfants, continua-t-il s’adressant à ses hommes, tout le monde, à ces heures-ci, était joyeux et content. Noël, c’était la grande liesse et la bonne humeur ; aujourd’hui... »
Et, regardant le feu mourant, il ajouta, rêvant tout haut :
« J’ai aussi une femme et des garçons, là-bas, en Lorraine : c’est le pays des arbres de Noël ; on coupe un sapin dans le bois, on le charge de lumière et de jouets... Comme ils riaient, les chers petits ! Comme ils battaient des mains !... Ils ne doivent pas être gais, à présent.


– Chez nous, dit un autre, entraîné par ces confidences, on faisait à l’église un grand berceau, avec l’Enfant Jésus dedans, et toute la nuit on distribuait aux garçons et aux filles des gâteaux et des pièces blanches.

– Dans le Nord, d’où je suis, racontait un troisième, le bonhomme Noël passait dans les rues, avec une longue barbe et un grand manteau, couvert de farine pour représenter la neige, et il frappait aux portes en criant d’une grosse voix : « Les enfants sont-ils couchés ?... » Oh ! comme on avait peur et qu’on était heureux ! »

Tous ces hommes se laissaient aller à leurs souvenirs : sur leurs cœurs bronzés, ces impressions d’enfance, longtemps oubliées, passaient comme une bienfaisante rosée sur l’herbe sèche. Tous maintenant se taisaient : les uns restaient le front penché, l’esprit loin dans le passé paisible et doux ; d’autres regardaient le paysan d’un air de commisération, et quand soudain les cloches de Noël, qui par deux fois s’étaient tues, reprirent dans l’éloignement leur chant mélancolique et clair, une sorte d’angoisse passa sur la petite troupe. Le sergent se leva, fit fiévreusement quelques pas en grommelant, regarda ses hommes comme pour les consulter, et, frappant sur l’épaule de Branche d’or :
« Va-t’en ! » dit-il.
Le chouan leva la tête, ne comprenant pas.
« Va-t’en, sauve-toi... tu es libre.
– Sauve-toi donc, criaient les bleus, sauve-toi ; puisque le sergent te l’ordonne ! »
Branche d’or s’était dressé, ébahi, croyant à quelque cruelle raillerie.
Il dévisagea l’un après l’autre tous les soldats, puis, comprenant enfin, il poussa un cri et s’élança dans la forêt.
Quelques instants plus tard, l’escouade des bleus se remit en marche. Et comme ils allaient sous le bois silencieusement, à la file, on entendit tout à coup un gémissement bruyant ; Torquatus se retourna : c’était Pierrot que l’attendrissement étouffait et qui pleurait à gros sanglots en pensant aux Noëls d’autrefois, aux sabots garnis de jouets, et à sa vieille maman qui, sans doute, à cette même heure, priait le ci-devant petit Jésus de lui conserver son garçon."









Source: Georges LENÔTRE, Légendes de Noël.

mercredi 24 décembre 2014

Les deux sapins de Sainte Aurélie

Ce conte de Noël est en quelque sorte une version masculine et positive de La petite fille aux allumettes, le héros restant en vie. 




"Il y a de cela cent ans, dans la bonne ville de Strasbourg, le soir de Noël, un enfant nommé Hans errait de porte en porte, tenant dans chaque main un jeune sapin, apporté d’un village voisin. Il frappait et demandait : « Voulez-vous de mes sapins ? Ils ne sont pas chers. Cela décorera votre maison et amusera vos enfants. »




Mais partout on lui répondait : « Nous n’avons que faire de tes sapins. Il y en a déjà un ici depuis plusieurs semaines ; reviens l’an prochain, l’an prochain ! »

Plus l’heure avançait et plus les rues devenaient sombres. Le petit se désolait car on ne mangeait plus de pain chez lui depuis trois longs jours. Son père était âgé, sa mère malade, et il était l’aîné de deux frères en bas âge. Tous comptaient sur lui pour rapporter quelque nourriture.

A bout de forces, il arriva devant une grande maison, tout illuminée en l’honneur de Noël.




C’était la demeure d’Heidel le jardinier. Sans songer qu’il avait encore moins de chance de vendre des sapins à un homme qui gagnait sa vie à en faire pousser, l’enfant innocent souleva le lourd heurtoir de fer forgé et laissa retomber.

Une voix forte résonna presque aussitôt :

-"Qui vient me déranger chez moi à cette heure ?

Ne peut-on avoir la paix un jour de fête ? "

Comme le garçon ne répondait pas, Heidel s’avança jusqu’à la porte en faisant claquer ses sabots sur le parquet, et ouvrit au visiteur.

Hans aperçut dans le salon du jardinier un arbre immense, tout chargé de dorures, d’ornement et de chandelles, qui éclairaient la pièce d’une douce lumière.



-"Que viens-tu faire ici, mon garçon ?" s'enquit le jardinier.

L’enfant regarda autour de lui sans rien oser dire persuadé qu’un fois encore, on allait le renvoyer dans la rue glacée.

-"Ne reste pas ainsi dans l’embrasure de la porte, tu fais entrer l’hiver chez moi ! ajouta le jardinier. Parle, maintenant, ou va-t’en."

Le garçon restait muet. Heidel, qui l’observait avec plus d’attention, vit que le petit devait avoir l’âge de ses enfants, et qu’il se tenait là sans manteau sous la neige. Il pensa que, si lui-même venait à mourir subitement, ses fils pourraient bien, eux aussi, en être réduits à mendier.




D’une voix radoucie, il encouragea l’enfant :

-Que demandes-tu donc ? Je peux peut être t’aider ?

-Je voulais vendre mes deux sapins pour Noël, avoua le petit, mais je vois que vous en avez déjà un.

-Ça ne fait rien, dit Heidel, je les prends.

Et il alla lui chercher une pièce d’or.

Hans n’osait en croire ses yeux, mais aussitôt après, les fils du jardinier qui voulaient à leur tour lui venir en aide lui apportèrent une part de dinde et une miche de pain.

Il les remercia tous chaleureusement et rentra chez lui aussi vite qu’il le put.

Le jardinier, qui était sorti pour le voir partir, dressa les deux sapins de part et d’autre de la porte, et s’en fut partager le repas de Noël avec sa famille.

Le lendemain, en attendant l’heure de la messe, ses enfants, jouant à l’imiter, allèrent planter les deux jeunes arbres derrière l’église de sainte Aurélie tout proche.




Peu après, les paroissiens prirent place dans la nef, et Heidel, qui se tenait au banc d’œuvre dans son costume du dimanche, pria pour les siens et pour la sauvegarde des enfants pauvres.


A la sortie de la messe, la foule s’arrêta sur la place et poussa des cris de stupeur. Les deux sapins avaient poussé jusqu’à la hauteur du clocher, leurs branches alourdies se redressaient vers le ciel, et les oiseaux chantaient la gloire des cœurs charitables."




Et si l'on en croit la légende, Hans (dont certaines versions font de lui un orphelin élevé par une grand-mère plus en âge de travailler) adulte se maria à la fille d'Heidel et démarra un commerce. Bon Noël tout le monde!