lundi 9 mars 2015

Ces contes inhabituels: l'astucieuse fille du paysan

La journée mondiale de la femme, devrait être une bonne occasion de se rappeler les contes qui lui rendent justice.


Non, les contes ne sont pas tous des sornettes destinées aux enfants; jadis ils étaient pour tous les publics et cela explique que les versions primitives soient souvent bien plus trash que celles qu'on connaît. Et bien souvent, ils contiennent la sagesse des anciens.

Et non, tous les contes n'ont pas la même structure (celle du prince qui sauve et épouse la princesse et lui fait des enfants). En fait, vous pensez probablement  que toutes les femmes de contes sont des victimes passives, attendant qu'on les sauve et n'ayant pas d'autre caractéristiques  que leur beauté? Pas si vite! Vous n'en avez probablement pas assez lu. Voici un de ces contes peu communs, empreint de girl power.


Pour citer un exemple célèbre, celui d'Ali Baba: le pauvre serait mort et enterré sans sa servante Morgiane.



Oubliez son rôle archi-secondaire et quasi muet dans le film de 1954




ou de damoiselle en détresse  dans la comédie musicale de 2000.









En réalité, passée la découverte initiale de la caverne, c'est Morgiane qui a toutes les bonnes idées: d'abord faire recoudre le corps du frère d' Ali pour qu'on ne soupçonne pas que les voleurs l'ont tué. Puis, quand les voleurs marquent leur portail d'une croix, dessiner la même sur tous les portails de la rue pour empêcher un premier esclandre meurtrier. Et après le retour suivant des voleurs cachés dans des jarres c'est encore Morgiane qui se débarrasse d'eux en les ébouillantant à l'huile brûlante, avant d'aller poignarder leur chef.


 Elle n'aura vraiment pas volé son mariage avec le fils d'Ali , car ce dernier est à l'origine un homme d'âge mûr  (comme dans le  téléfilm de 2007, où Morgiane est aussi la fille d'un puissant magicien).



 Bien que fréquemment  Ali devienne plus jeune et célibataire pour épouser Morgiane lui-même (comme dans la mini-série de Steve Barron en 2000 ).



Malgré  qu' elle n'aie pas le rôle titre, Ali baba, ledit rôle,  n'est rien d autre qu' un homme chanceux mais peu méfiant qui n'aurait pas atteint la fin vivant, sans sa servante rusée, de loin le personnage le plus actif et qui souvent n'est même pas une love interest puisque le fils d Ali n'est mentionné qu'à la fin.

Mais une telle femme qui aurait le rôle titre ça existe? Oui, dans un autre conte arabe,  plus tard adapté par les frères Grimm sous le titre L'astucieuse fille du paysan. Voici leur version:




 Il était une fois près de la capitale d un royaume, un lopin de terre cultivé par un paysan veuf et sa fille. Cette dernière était si maligne qu'elle avait appris à lire et écrire d'elle-même, qu' elle lisait tout ce qu'elle pouvait trouver, et ses voisins venaient la chercher pour résoudre toutes sortes de litiges.

 Alors qu'il était occupé à labourer, son père dut un jour stopper sa charrue car un objet dur avait heurté le soc. Au lieu d'une pierre, le paysan découvrit un mortier couvert de terre; c'est à dire un récipient dans lequel on pilonnait des préparations culinaires et pharmaceutiques jadis. (avant l'invention du mixer)


Mieux,  il se révéla de couleur dorée une fois épousseté. Le paysan l'apporta à sa fille dont la science permit d' établir que le mortier était fait d' or pur.

Très probablement en usant de la poussée d'Archimède, en calculant le volume d'eau déplacé par le mortier.


Elle remarqua aussi qu'il  était frappé des armes royales, preuve qu' il avait été à leurs souverains. Mais bon nombre de voisins avaient vu le paysan trouver ce trésor et il ne faisait pas de doute qu' on chercherait à le voler s' ils le gardaient. Les avis divergeaient sur quoi faire du mortier, la fille voulait le revendre à un orfèvre et son père le rendre au roi. "N'en fait rien, dit sa fille, car sinon  il te demandera le pilon. " (normalement indissociable d'un mortier) Mais le paysan s' entêta dans la solution qui lui parut la plus honnête.



Les craintes de sa fille étaient fondées, car leur roi, encore jeune, était quoique intelligent et bon d' un tempérament emporté et obstiné. Notamment, il détestait qu' on trahisse sa confiance ou qu'on se moque de lui. Mais il haïssait plus que tout la compagnie des individus peu brillants, étant lui même vif d esprit. Aussi était- il célibataire, aucune princesse au monde ne lui avait paru avoir suffisamment d' intelligence pour  vivre à ses côtés.  Ses conseillers avaient beau lui assurer que tout ce qu'on attendait d'une future reine était d'être fertile et vertueuse, il n'en démordait pas : hors de question -raison d'état ou pas- de se voir enchaîné à une idiote. Il n'épouserait qu'une femme aussi spirituelle que lui, peu importait le reste à commencer par son rang.


Ce jour étant celui de l'audience pour les sujets, le paysan alla à la capitale puis entra au palais. On le reçut dans la salle du trône, il exposa le mortier et les plus vieux courtisans le reconnurent comme ayant fait partie du trésor royal, victime d'un vol audacieux des décennies plus tôt. Pourchassés, les pillards avaient fait tomber certaines pièces et toutes n'avaient pas été retrouvées-jusqu'à aujourd'hui.
Le roi s'inquiéta alors de la présence du pilon et le paysan ne put que répondre ne pas l'avoir trouvé. Le monarque ne le crut pas, fut persuadé d'avoir affaire à un menteur doublé d'un voleur, et fâché de cette trahison apparente de sa confiance, ordonna de jeter le vieil homme au cachot.

Ce dernier ne put alors s'empêcher de s'exclamer que sa fille avait eu hélas raison une fois de plus. "Qu'est ce que ta fille vient donc faire là?" s'étonna le roi. Le paysan expliqua comment elle avait pressenti la façon dont l'entrevue allait tourner. "Est-elle toujours si clairvoyante?" demanda le souverain. "Mieux encore votre Majesté, elle est considérée comme la plus astucieuse du royaume."

Le roi intéressé envoya deux gardes chercher la fille, tandis le père était conduit au cachot. Quand la paysanne arriva, elle supplia qu'on laissât son géniteur partir, et garantit qu'il n'avait pas trouvé de pilon. La roi la rassura en lui affirmant que ce témoignage supplémentaire l'avait convaincu de la véracité des dires du paysan. Le monarque n'était pour autant pas encore prêt à le relâcher; auparavant, il voulait vérifier l'intelligence de la paysanne. Quelques questions rhétoriques le rassurèrent sur son érudition, mais le roi voulait avant tout tester son bon sens.

L'épreuve choisie varie selon les versions. Dans certaines, le roi demande à la paysanne de retirer sa peau à une pierre avec une épée: impossible, bien sûr, mais la jeune femme joue à "A malin, malin et demi" en répondant que là où est de la peau, il est du sang, et prie le roi de retirer le sang au préalable puisqu'elle n'en supporte pas la vue.



A moins qu'il n'aie s'agit d'une question subsidiaire au test principal: si l'héroïne veut faire libérer son père,  le roi demande à ce qu'elle revienne le lendemain ni nue ni habillée, ni à pied ni à cheval, ni sur la route ni sur le bas-côté de celle-ci.  La paysanne a l'idée de se vêtir d'un filet de pêche, d'attacher une caisse à la queue de de son âne avant de s'y asseoir, et l'animal traîne l'ensemble dans un ruisseau puis dans les douves à  bas niveau du château.



Le roi constate qu'il a trouvé  aussi malin que lui, libère le père, et  demande la main de sa fille, ce qu'elle accepte (commençaient-ils à se plaire mutuellement?). Ce mariage étrange a donc lieu, étrange à cause du milieu d'origine peu usuel de la nouvelle reine; cependant, le peuple se réjouit d'une souveraine qui lui ressemble sur ce point et se met à l'aimer beaucoup.



L'histoire, pourtant, ne finit pas au mariage! Par la suite, les époux se consultent mutuellement sur les multiples problèmes du royaume. Hélas, la reine n'est pas autorisée pour autant à prendre les décisions finales, et si elle est souvent présente aux séances de doléances, elle ne peut y donner son avis.



Un jour, d'anciens voisins et amis de la nouvelle souveraine trouvent leur jument pleine. Celle-ci met bas au cours de la nuit, le poulain se redresse rapidement sur ses pattes avant de fuir,  de courir se réfugier chez les voisins qui ont un élevage de bœufs, et s'endort parmi ces bêtes. Au matin, les bouviers veulent garder le poulain ,disputé par les propriétaires de la jument qui sont certains qu'il s'agit du leur. Ne pouvant se mettre d'accord, ils portent l'affaire au roi en séance de doléances.



Ce jour-là, le roi est fatigué par d'interminables rendez-vous qui ont précédé, et devant le débat sans fin  des fermiers et des bouviers, qui sont les derniers à passer, il tranche, excédé: "Que celui qui a trouvé ce poulain parmi ses animaux le garde." puis renvoie aussitôt tout le monde chez soi.



La reine qui a assisté au débat sans pouvoir y prendre part est aussi scandalisée que ses amis fermiers; elle ne peut s'empêcher d'aller les retrouver, de les prendre à part, et de glisser au père de famille une idée pour lui permettre de se voir rendre son poulain.

Le lendemain, alors le roi, la reine et leur suite rentrent de la chasse, ils voient le fermier propriétaire de la jument assis au bord des douves -asséchées en cette saison- près du château.



L'homme laisse pendre une canne à pêche, ce qui a attiré nombre de curieux qui se moquent de cet apparent fou.

Étonné, le roi, qui l'a reconnu, demande au fermier ce qu'il fait là, et ce dernier répond qu'il pêche.

"Mais ne vois -tu donc pas, s'étonne le souverain, qu'il n'y a pas une goutte d'eau actuellement?"

 "Bien sûr, mais nous vivons une époque de prodiges et de merveilles après tout."

 "Que veux-tu dire?"

 "De nos jours, un bœuf peut mettre bas un poulain. Dans ces conditions, pourquoi ne trouverais-je pas de poissons là où il n'est pas d'eau?"

Cela fit éclater de rire les badauds et même les courtisans, sachant bien à quoi cette phrase faisait allusion, eurent du mal à se retenir. Pris en défaut en public, le roi n'eut d'autre choix que de demander à deux gardes de raccompagner le fermier et de demander aux bouviers, de sa part, de lui restituer son poulain.

Mais une fois en privé il laissa éclater sa rage contre sa femme, ayant bien compris que le fermier n'aurait jamais été assez rusé pour trouver cette idée lui-même, et que c'était la reine qui l'avait eue. A cause d'elle, estimait-il, il avait passé pour un idiot devant bon nombre de ses sujets, ce qui était impardonnable. Voilà pourquoi il la répudiait sur le champ; elle devait sans tarder retourner habiter son ancienne chaumière.

La reine le supplia mais son époux ne se laissa guère attendrir. Magnanime, il lui annonça cependant qu'il comprenait qu'il lui en coûta de quitter la vie de château. "Aussi, conclut-il, je t'autorise à partir avec la chose à laquelle tu tiens le plus en ce palais."

Le roi alla dîner, sentant le remords l'envahir, et but peut-être légèrement trop. En tout il se coucha sans tarder, anéanti par la fatigue. Au matin, il se réveilla dans une chambre complètement inconnue, qui se trouvait dans l'ancienne maison de son beau-père.

Affolé, le roi vit entrer sa femme qui lui souhaita le bonjour.  Quand le souverain voulut savoir comment il s'était retrouvé dans la chaumière, la reine expliqua comment cela avait été un jeu d'enfant, ayant gagné l'amitié de la plupart des domestiques, de demander au cuisinier de mettre un somnifère dans son vin puis à des gardes de le porter jusqu'ici.



"Mais pour quelle raison? " demanda le roi.

"Ne m'avais tu pas autorisée à prendre la chose à laquelle je tenais le plus en ton palais?" répondit son épouse.   " Je l'ai fait, et c'est de toi dont il s'agit."

Touché, le roi revint sur sa répudiation, ne pouvant se permettre de perdre une telle femme dont il fallait reconnaître que l'intelligence dépassait la sienne.

Par la suite, la reine eut toujours le dernier mot aux séances de doléances, et son époux l'écouta toujours chaque fois qu'il avait une décision à prendre.

Dans l'original,  version arabe de ce conte, l'histoire est quasi la même excepté que c'est le père de l'héroïne qui a d'abord toutes les interactions avec un sultan. Notamment c'est lui qui est mis au défi de n'arriver ni à pied ni à cheval, et pour ce faire, arrive à califourchon sur un jeune ânon, dont la taille fait que le père a les jambes qui touchent le sol (donnant l'impression visuelle que le paysan marche et chevauche à la fois). Quant à l’énigme qui lui est posée, c'est " Un arbre qui possède douze branches ; chacune des branches comporte trente feuilles et chacune des feuilles renferme cinq graines." C'est à dire l'année, qui a douze mois de trente jours ponctués par cinq prières quotidiennes.  Ce n'est que lorsque le sultan demande à connaître l'origine de la ruse apparente du paysan que celui-ci admet l'existence de sa fille, qui a eu toutes ces idées, et la présente au sultan.

Le conte est intéressant à plus d'un titre. On ignore si l'héroïne est belle, laide, ou même banale car ça n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est combien sa tête est pleine, et comment elle peut s'en servir pour s'élever dans l'échelle sociale.

Mieux, pour qui n'aime pas le prince charmant, il s'agit ici d'un roi au caractère emporté et le conte ne achève pas à "Ils vécurent heureux" , mais nous fait connaître les aléas et concessions de la vie nuptiale.

Un conte avec une héroïne qui pense, agit, et provoque l'intrigue en étant au cœur de celle-ci? Voilà qui me semble un bon exemple...

Version filmée passée sur Nt1.