mercredi 1 août 2018

La grande peur du jeu de rôle: 2) La France



Après les États-Unis et la panique morale des années 1980, la France.  Une affaire d'affolement public très concentrée dans le temps cette fois, entre 1994 et 1997 précisément.  Auparavant, les affaires américaines avaient eu relativement peu d' écho. Normal : Dans les années 1980 en France, presque personne ne savait ce qu' était le JDR .


Tout est arrivé avec 10 ans de retard, la pratique comme la panique.  Plus fort encore : presque personne non plus ne connaissait apparemment le Seigneur des anneaux,  la saga littéraire à l' origine de la fantasy, et donc l' inspiration de Donjons et Dragons.



L'auteur de SF Bernard Werber (les Fourmis ) rapportera à ce propos un événement très parlant dans le documentaire Suck my geek .

 

Une réunion de rédaction,  car à l' époque Werber était journaliste au Nouvel Observateur.  En 1982, il propose un sujet sur le Seigneur des anneaux. Qu'aucun des journalistes présents ne connaît sauf lui. Werber commence a décrire un univers de magie, d' elfes et de quêtes . "Comme dans les jeux de rôles  ", l'interrompt un collègue.  En effet? "Un truc pour les petits fachos", reprend le reporter.



 Magistralement, un journaliste conclut qu' on ne fera pas de sujet sur un "livre pour fachos, écrit par un raciste ". La mention que JRR Tolkien,  l'auteur,  était né en Afrique du Sud, l'avait convaincu qu' il devait forcément l'être -l'apartheid existait encore.


Ça semble aberrant aujourd'hui...Mais au fait quel rapport avec la fachosphère? Et bien, en France, c'est une dérive plus vraisemblable dont on pouvait accuser le JDR-que le satanisme.

Aux Etats-Unis, il y a une liberté de religion absolue . Vous pouvez vous déclarer de religion "Jedi" si ça vous chante. L' Eglise de scientologie est là-bas une religion, alors qu'elle est classée comme une secte en France. Et en même  temps c'est une société cléricale-la devise c'est "In God we trust", "en Dieu nous avons confiance", quand même.



Le refus pur et simple  de Dieu relève donc du satanisme là-bas -tandis que ladite liberté religieuse fait que cette forme de satanisme est institutionnalisée, même si elle est rare.

Alors qu'en France ce même refus s'appelle l'athéisme, car le pays est laïc. En même temps et paradoxalement, la foi que déclare un citoyen français doit tenir dans les petites cases des papiers de l'administration. Jedi, scientologue ou sataniste, ça ne rentre pas dedans. Pour être perçu comme sataniste il faut être plus "actif", et faire des choses généralement illégales comme des sacrifices, de la profanation, ou de la magie noire.



Comme en Amérique, tout commencera par un suicide d'adolescent, en février  1994. L'Irving Pulley local s'appelait Christophe Maltese, et c' est son père, Vincent, plutôt que  sa mère qui accusera les JDR.  Mais pas forcément Donjons et Dragons car Christophe jouait  à un autre jeu: Occulte, que ses partenaires et lui avaient inventé (donc c'était plutôt le JDR en général qui était visé).



L'enquête ne pourra établir avec précision les raisons de son geste. S'agit-il d'un suicide, dont le père soutient qu'il découlait d'un "ordre" donné par le MJ? Ou d'un accident en manipulant un pistolet à grenailles, apporté contre toutes les règles de sécurité à son internat? Christophe l'aurait apporté dans le cadre d'une version GN d'Occulte, selon son entourage. Mais c'est la première hypothèse, bien plus dramatique, qui fera le tour des médias.

Vincent Maltese lancera un site (qui existe encore!), Christophe JDR,  où il est question de "dénoncer les risques du jeu de rôle " et "susciter les témoignages d' autres parents "(sic). L'affaire fera grand bruit,  et Vincent Maltese interviendra à la télévision  comme dans Témoin n° 1 .



L' époque était favorable au scandale,  si l' on puis dire: le milieu des années 1990 sera aussi le temps de  la grande peur des sectes. En 1994, 1995 et 1997 auront lieu plusieurs suicides collectifs en France et en Suisse à cause de l' Ordre du temple solaire. Ainsi que quelques affaires à l'étranger comme l'attentat au gaz sarin de Tokyo,  le 20 mars 1995, perpétré par la secte Aum .



Vous avez compris je crois,  en France on ne s' inquiétait peut être pas de satanisme,  mais on se mit à  voir des sectes  meurtrières partout. Cette association où un proche était inscrit,  ce n' était pas une secte, par hasard ?


 Les cercles de jeu de rôle furent regardés  avec suspicion, et les MJ aussi, soupçonnés d'être des gourous. Et donc d' exercer un contrôle sur un public jeune et influençable, pouvant pousser au meurtre ou au suicide.



Jean-Marie Abgrall,  psychiatre et expert pour les tribunaux, était parti en guerre contre les sectes; il a beaucoup écrit sur le sujet.


Lui deviendra le Thomas Radecki local, intervenant à la télé sur le sujet des JDR. Il y avait selon lui "dérive sectaire " possible. Et puis, un fait divers va rebondir de façon inattendue en 1995.

En 1990, au cimetière juif  de Carpentras,  on retrouvera un cadavre, celui de Félix Germon,  profané au petit matin- et des pierres tombales cassées.  La seule piste retenue, dans l'immédiat,  sera celle de l' extrême droite.



En 1992, une adolescente du nom d'Alexandra est retrouvée morte devant son domicile de Carpentras. Pas de piste, mais la rumeur parle d'orgies et de drogues, et la pauvre Alexandra en serait revenue, ayant reçu un coup mortel à la tête.



Et en 1995, coup de théâtre: la police de Carpentras reçoit une lettre signée d'une jeune femme du nom de Jessie Foulon. Elle affirme qu'Alexandra est morte des suites d' une partie fine organisée par la jeunesse dorée de Carpentras. Des jeunes également responsables de la profanation; parmi eux, le fils du maire et celui du marbrier (parce que les dégâts, c'était pour remplir le carnet de commande de son père, bien entendu!).



Cette nuit-là, ils auraient organisé un GN appelé "Le jeu de la sorcière" où on ressuscite les morts en leur plantant un piquet dans le corps (jamais entendu parler?). Or le cadavre avait été retrouvé empalé sur un pied de parasol. Jessie le savait, parce qu'elle aurait participé aux fameuses orgies.


N'importe quoi: Jessie Foulon se révélera être mythomane et avoir déjà fait des séjours en hôpital psychiatrique. Mais cela, la juge d'instruction ne le révélera pas. Du coup c'est la curée, entretenue par la méfiance naturelle envers les élites.



Les coupables ne sont ni punis ni arrêtés, parce qu'ils sont protégés par leur statut privilégié, voyons.





Jean-Marie Abgrall, soutiendra cette thèse sur le plateau de Témoin n°1, le 24 avril 1994.  Jessie Foulon devient pour la presse "celle qui ose parler" (elle le fera aussi dans un autre numéro de Témoin n°1).



Et puis l'extrême -droite s'en mêle (comme d’habitude me direz vous).



 Jean-Marie Le Pen ajoutera de l'huile sur le feu, organisant une manifestation où il exigera des excuses pour fausses accusations (!).



Les affaires survenues à l'étranger ajoutent parfois de l'eau au moulin. En avril 1994, l'espagnol Javier Rosado et son complice tuent un homme après une partie de Races, un jeu inventé par Javier. Qui est raciste comme le nom l'indique. Son procès, trois ans après, établira qu'il n'est pas fou et ne confondait  pas fiction et réalité. Donc la thèse relatée à l'époque (Javier était délirant et aurait poignardé un homme juste parce qu'il aurait ressemblé  à un ennemi dans le jeu) ne tenait pas.



En 1994 toujours, Zone interdite consacrera une émission au "dangers" du JDR.



Le 9 mai 1995, c'est la goutte d'eau: Sébastien, 16 ans, élève rôliste français, poignarde son professeur au lycée Arthur-Rimbaud d'Istres . Tout en criant, paraît-il : « Je suis le roi Aragorn, je vis dans un autre monde. »




 A la suite de quoi, le numéro de l'émission Bas les masques "Attention Jeux dangereux" est diffusé le 11 octobre 1995.



Selon Jean-Marie Abgrall,  toujours invité:

 "Quatre de mes patients ont très mal vécu leur relation avec ces jeux. Le premier jouait le rôle d'un espion, il est devenu paranoïaque. Le second voyait des chiens noirs à trois têtes, le troisième, des guillotines sur les murs. Le dernier se prenait pour le maître du monde."


Heu...? 




Il conclura par le fait que les JDR pouvaient être une « passerelle vers les sectes » (sic).


Le premier juillet 1995, un tournoi de jeu de rôles est interdit à Toulon par la mairie (FN, à l'époque).




Le 9 juin 1996, un nouveau cimetière, chrétien celui-là, est saccagé à Toulon et un corps retrouvé avec un crucifix à l'envers dans le cœur. Aussitôt, on pense "Encore des rôlistes!" .  Sans doute une revanche suite à l'interdiction du tournoi?



 Pas du tout: les coupables avoueront quatre jours après, il s'agissait de jeunes gothiques qui diront avoir des croyances satanistes.




Et avoir agi par "haine de la religion catholique". Mais pas dans une secte pour autant, même s'ils avaient des croyances millénaristes (selon eux, l'an 2000 devait coïncider avec l'arrivée de l'Antéchrist).



Les médias s'entêteront à y voir une corrélation, jeux de rôles= secte=satanisme=profanation, meurtre ou suicide. CQFD.



Bref en 1995 et 1996, l'atmosphère était explosive. La presse pour ados en fera l'écho et c'est ainsi que j'ai découvert les affaires, dans Science et vie junior ou Okapi. Science et vie reprendra les propos d'Abgrall, précisant que le garçon qui voyait paraît-il des guillotines avait beaucoup joué à des jeux thématisés révolution française.



Si on croyait la version simpliste relayée par ces magazines, les JDR et encore plus le GN, ça ne devrait être pratiqué qu'à petite dose. Sinon attention, vous confondrez fiction et réalité, aurez des hallucinations, deviendrez psychotique, profanateur, dangereux pour vous même ou les autres...



J'ai entendu parler du JDR pour la première fois sous cet angle, mais loin de me dissuader ou de me faire peur, si un loisir permettait de jouer à être un chevalier ou un elfe, wunderbar!




Mais pratiquer était difficile (en fait, même pratiquer du GN fantastico-médiéval aujourd'hui est compliqué, étant passé de mode).


Je n'ai pas eu l'occasion de voir les trois numéros de Témoin n°1 sur le sujet, ni celui de Bas les masques (mais pour ceux qui l'ont eue, c'était paraît-il épique).





Quant au numéro de Zone Interdite, il était disponible sur Dailymotion mais a été effacé il y a déjà longtemps. Mon dernier visionnage remonte à il y a pas mal de temps, et je ne me rappelle pas tout. Outre une interview de Vincent Maltese, je me souviens d'une intervention d'un inévitable "survivant", comme dans toutes les émissions de ce genre. C'est à dire un joueur de GN repenti, qui disait avoir arrêté quand il avait eu des hallucinations.




Tu parles, Charles: outre que tout cela pré-requiert d'avoir déjà une fragilité psychologique (autrement dit, ce n'est pas  la pratique du GN qui la déclenche), quand on s'arrête pour y réfléchir ça ne tient pas debout.

Confondre à ce point fiction et réalité, voudrait dire être dans le jeu 24 h sur 24. Impossible bien sûr: organiser un JDR, et encore plus un GN, c'est long et compliqué, il faut trouver des participants à la fois intéressés et disponibles, avoir le temps, le local...Alors les sessions ne pas si fréquentes ni si longues. Même si on pense au jeu entre les sessions, ça ne suffit pas à "couper du réel".





Le 30 juillet 1996, coup de théâtre, Yannick Garnier se rend au QI des RG d'Avignon. Ancien membre du parti national français et européen (néonazi), il désire soulager sa conscience.



La profanation de Carpentras, c'était lui. Lui, et Olivier Finbry, Patrick Laonegro, et Jean-Claude Gos. Le meneur, c'aurait été lui...invérifiable: Gos est mort d'un accident de moto en 1993. Jean-Claude aurait mené ses amis quelques jours après l'anniversaire d'Hitler (30 avril) au cimetière. Son idée était de couper la tête d'un cadavre, mais en vain. C'est pourquoi les quatre néonazis planteront un mort sur un pied de parasol à la place.




Pourquoi? Par antisémitisme, avouera Yannick Garnier  à la veuve de Félix Germon, au procès des trois accusés survivants. Autrement dit, la thèse première, la culpabilité de skinheads et donc de l'extrême -droite, était la bonne.



Des skinheads qui n'étaient même pas rôlistes (ce que je n'avais pas compris  à l'époque de mon premier article! Mais comme quoi: très difficile de dissocier cette affaire du JDR alors qu’elle n'avait rien à voir).

La résolution de ladite affaire servira de point final. Lentement mais sûrement, la peur du JDR s'éteint en France en 1997 (Jean -Marie Abgrall a depuis nuancé ses propos) , remplacée peu à peu par celle des rave parties et des drogues qui y circulent (des affaires criminelles y seront liées aussi).



Et puis aujourd'hui, c'est plutôt le MMORPG, où on peut en effet être immergé près de 24 h sur 24, qui attire la suspicion en cas de violence des jeunes. Un éternel recommencement?




Sources:

https://www.youtube.com/watch?v=5COxWftYkdo&t=3550s