lundi 1 octobre 2018

La légende du diable danseur



Ces deux légendes effrayantes se ressemblent et l'une a dû inspirer l'autre. La danse semble une activité bien banale aujourd'hui mais avec le chant et le jeu c'était jadis l'une des rares distractions populaires, car facile d'accès. Et comme toutes les activités de plaisir elle était interdite à certaines époques comme le Carême, l'Avent, et en période de deuil. Voilà pourquoi outrepasser l'interdit est si sévèrement puni dans les légendes.



Rose Latulipe a une histoire populaire au Québec, où elle se déroule (au XVIIIème siècle). Rose, 16 ans,  était très belle et son père, le soir du mardi gras, donna chez lui un bal où tous les prétendants de sa fille étaient invités. Elle était supposée choisir l'un d'eux ce soir. Avant de donner le coup d'envoi, le père Latulipe précisa que la musique cesserait à minuit, à l'heure où le Carême, et sa pénitence , commencerait.



Au cours de la soirée, un cavalier inconnu frappa à la porte. A l'époque, on craignait les étrangers, et était considéré comme tel quiconque n'appartenait pas à la paroisse. La légende en question entretient, vous verrez, le préjugé. Mais le père Latulipe était d'un tempérament hospitalier. Il laissa donc entrer pour la nuit l'homme égaré, après qu'il eut attaché son cheval près de la porte.



Rose fut subjuguée par le nouveau venu. Elle ne voulut plus danser qu’avec lui-et ne vit pas que l'heure tournait. Ils dansaient encore quand sonnèrent les douze coups de minuit. A partir de là les versions divergent. La plus moralisatrice dit que le plancher prit feu sous leurs pieds, un abîme s'ouvrit, et les engouffra tous les deux-en enfer.



Mais selon une autre, plus facile à entendre pour les âmes sensibles, une grande-tante de Rose attendait le début du Carême, assise près de l'âtre. A l'heure sainte, elle sortit son chapelet et commença à réciter le rosaire. A la vue du chapelet, l'inconnu recula, lâcha Rose, et ce fut sous ses pieds que s'ouvrit le passage vers l'enfer qui se referma après l'avoir avalé. De son cheval, on ne retrouva qu'un squelette au bout d'une corde. On en déduisit que le cavalier était le diable en personne.



Rose, horrifiée par le sort auquel elle avait échappé, ne se maria finalement pas. En repentance, elle entra dans les ordres. Le châtiment de tomber en enfer devait sembler bien terrible, mais la faute n'était pas perçue comme légère.



La légende de Rose Latulipe avait été colportée en Nouvelle-France, et est peut-être inspirée d'une légende plus ancienne, celle du diable violoniste.



Cette histoire- ci se passe par contre en France, dans la région de Chartres. Une jeune fille vient de perdre sa mère. Pour la sortir de sa mélancolie, deux de ses cousines et ses amis lui proposent de participer à la célébration  de l'épiphanie avec eux, dans une taverne.


Elle accepte, mais rappelle qu'étant endeuillées, ses deux cousines et elle-même ne pourront pas danser si l'occasion se présente.
A la taverne, le groupe partage la galette et garde une part, prévue pour le pauvre ou vagabond de passage, qu'on appelait la part à Dieu. Ils couronnent un roi, et la bonne humeur aidant aimeraient se mettre à danser.




Mais sur place, personne n'a d'instrument. Quelques- uns des garçons décident d'aller chercher l'un des habitants musiciens du coin. Mais ils n'en trouvent aucun : l'un est absent, l'autre malade, un dernier a un instrument hors d'état de servir...Il faudrait peut-être pousser jusqu'à Chartres, mais impossible: le couvre-feu est passé, et les portes des remparts sont fermées. Que faire? "Fut-ce le diable, nous trouverons bien quelqu'un!" s'exclama l'un des garçons.




A cet instant précis, un étranger (oui, encore un)  apparut au détour du chemin, sur son cheval. Apercevant un violon dépasser de son bagage, les garçons furent tout de suite bien disposés envers lui. L'étranger se présenta comme un musicien itinérant égaré, qui ne pourrait se rendre à la soirée où il devait aller. Il souhaitait donc savoir où dormir ce soir-là.



Les garçons lui proposèrent spontanément le logis et le couvert à la taverne s'il animait leur fête, et le violoniste accepta. A la taverne, il attacha son cheval à l'entrée et suivit les garçons à l'intérieur. Là, on lui proposa à point nommé la "part à Dieu". A ce nom, le musicien sursauta, répondit qu'il n'avait pas faim, et souhaitait mieux boire.



Puis, il s'assit et commença à jouer. Les jeunes gens se levèrent et dansèrent, excepté les les deux sœurs en deuil de leur  tante, et leur cousine. Les pensées de cette dernière revinrent vite à sa mère. Par contre, ses cousines ne tenaient pas en place, emportées par le rythme gai. Elles n'y tinrent plus et se levèrent, rejoignant le branle.


Leur cousine leur rappela le deuil mais elles n'écoutèrent pas. L'orpheline mortifiée voulut réciter son chapelet en mémoire de sa mère, mais une fois sorti de sa poche, le musicien  regarda la jeune fille d'un air très dur.



Elle lâcha le chapelet et remarqua ce que ses pensées tristes ne lui avaient pas permis de voir jusqu'ici : tout le monde s'était levé et dansait, du tavernier aux serveuses en passant par les clients estropiés ou âgés.




L'orpheline de mère courut à une de ses cousines et lui dit de cesser, mais sa parente s'en révéla incapable. Pas même quand la jeune fille lui saisit le bras et tenta vainement de l’immobiliser: tout le monde était comme envoûté par la mélodie et ne pouvait plus s'arrêter, même s'ils le souhaitaient.



L'orpheline, terrorisée, courut à l'extérieur, et jusqu'à un monastère voisin. Là, elle raconta tout au frère portier. Ce dernier, stupéfait, alla quand même chercher à tout hasard l'un des pères, exorciste.



Le moine et la jeune fille revinrent à la taverne, et là le prêtre jeta de l'eau bénite dans la salle. Aussitôt, il eut un épais panache de fumée, et quand  il se dissipa, le violoniste avait disparu. Les danseurs épuisés tombèrent les uns après les autres, délivrés.





 Plus tard, on fouilla la salle, mais nulle sortie ou sous-sol: on ne pouvait expliquer la disparition du musicien. Quand on chercha le cheval, il avait disparu aussi.



Et donc...et oui, le sursaut à la mention de Dieu, à la vue du chapelet, et son apparition à un vœu mal à propos...là encore le violoniste était le diable. Si la période concernée était aussi de fête, mais en dehors de carême, le diable s'était cette fois donné du mal pour faire danser des endeuillées.



Ça semble dérisoire actuellement, mais la musique et la danse avaient alors une aura très sulfureuse. Elles seront d'ailleurs bannies par les pays protestants les plus puritains pour cette raison (République calviniste à Genève au XVIème siècle, puis sous Cromwell en Angleterre).



C'est sans problème qu'on imagine  alors un musicien capable d'envoûter comme celui du conte du Joueur de flûte de Hamelin, et que la fièvre dansante est possible. Non, pas la danse de Saint-Guy (quoique, c'était peut-être ça).



En 1518 à Strasbourg, jusqu'à 400 personnes dansèrent, jusqu'à la mort par épuisement ou crise cardiaque parfois, sur un mois. Pourquoi? On ne sait pas, ils s'étaient imités les uns les autres, en commençant  par celle qui s'était mise  à danser sans s'arrêter la première, Frau Troffea.

Une forme d'hystérie collective , qui n'aurait plus cours aujourd'hui où on ne voit plus le fait de danser comme un affront à tout ce qui est sacré, et attirant le diable. Quoique...vous voyez l'activité principale des discothèques et des raves parties? Oui , la musique, la danse, tout ça. Et des lieux sulfureux...pas de hasard.



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